ILS étaient couchés côte à côte au bord du lac, sur l’herbe qui descendait vers le sable. La main d’Eléa était dans la main de Païkan. Leurs yeux grands ouverts regardaient la nuit nettoyée. La Bouche avait absorbé les derniers traînards, le ciel n’offrait plus rien que ses étoiles. Ils ne voyaient rien d’autre qu’elles, ils poursuivaient au milieu d’elles, dans l’immense paix indifférente de l’espace, leur voyage d’espoir interrompu.
Devant eux, au ras du lac, la Lune se levait en son dernier quartier. Elle était boursouflée, comme enveloppée de coton, déformée, rougeâtre. Des fulgurations pourpres illuminaient sans arrêt sa partie sombre. Elle brillait parfois tout entière d’un bref éclat semblable à celui du soleil. C’était l’image silencieuse de la destruction d’un monde, proposée aux hommes par les hommes.
Ici même, avant la fin de la nuit...
Sans bouger davantage, sans se regarder, ils enlacèrent leurs doigts et collèrent leurs paumes l’une contre l’autre, étroitement.
Derrière eux, dans la forêt, un cheval hennit doucement, comme pour se plaindre. Un oiseau, dérangé dans son sommeil, pépia et se rendormit. Un peu de vent léger passa sur leurs visages.
— On pourrait partir à cheval... murmura Païkan.
— Pour aller où ?... Rien n’est plus possible... C’est fini...
Elle souriait dans la nuit. Elle était avec lui. Quoi qu’il arrivât, cela leur arriverait à lui avec elle, à elle avec lui.
Il y eut un hennissement plus proche, et le bruit mou des pas du cheval sur l’herbe.
Ils se levèrent. Le cheval, blanc de lune, vint jusqu’à eux, s’arrêta et hocha la tête.
Elle enfonça sa main dans ses longs poils et le sentit trembler.
— Il a peur, dit-elle.
— Il a raison...
Elle vit la silhouette de son bras tendu faire le tour de l’horizon.
Dans toutes les directions, la nuit s’allumait de lueurs brèves, comme d’orages lointains.
— La bataille... à Gonda 17... Gonda 41... Enawa... Zenawa... Ils ont dû débarquer partout...
Un grondement sourd commençait à suivre les éclairs. Il venait ininterrompu, de toute la circonférence du cercle dont ils étaient le centre. Il rendait le sol sensible sous leurs pieds.
Il réveilla les bêtes de la forêt. Les oiseaux s’envolaient, s’affolaient de trouver la nuit, essayaient de regagner leur nid, se cognaient aux branches et aux feuilles. Les biches ocellées sortirent du bois et vinrent se grouper autour du couple humain. Il y eut aussi le cheval bleu, invisible dans la nuit, et les petits ours lents des arbres avec leur gilet clair, et les lapins noirs aux oreilles courtes, dont la queue blanche frétillait au ras du sol.
— Avant la fin de la nuit, dit Païkan, il ne restera plus rien de vivant ici, pas une bête, pas un brin d’herbe. Et ceux qui se croient protégés là-dessous sont seulement en sursis de quelques jours, peut-être de quelques heures... Je veux que tu entres dans l’Abri. Je veux que tu vives...
— Vivre ?... Sans toi ?...
Elle s’appuya contre lui et leva la tête. Il voyait la nuit de ses yeux refléter les étoiles.
— Je ne serai pas seule dans l’Abri. Il y aura Coban. Tu y penses ?
Il secoua la tête comme pour refuser cette image.
— Quand nous serons réveillés, je devrai lui faire des enfants. Moi qui n’en ai pas encore eu de toi, moi qui attendais... Cet homme, dans moi, sans cesse, pour me semer ses enfants ça t’est égal ?
Il la serra brusquement contre lui, puis réagit, se força à se calmer.
— Je serai mort... depuis longtemps... depuis cette nuit...
Une voix immense et désincarnée sortit de la forêt. Les oiseaux s’envolèrent, cognant leur vol à tous les obstacles de la nuit. Tous les diffuseurs de la forêt parlaient la voix de Coban. Elle se mêlait et se superposait à elle-même, vibrait et se répandait sur la surface des eaux. Le cheval bleu leva la tête vers le ciel et poussa un cri de trompette.
— Eléa, Eléa, écoutez, Eléa... Je sais que vous êtes à l’extérieur... Vous êtes en danger... L’armée d’invasion se pose sans arrêt... Elle occupera bientôt toute la Surface... Signalez-vous à un ascenseur avec votre clé, nous viendrons vous chercher où que vous soyez... Ne tardez plus... Ecoutez, Païkan, pensez à elle !... Eléa, Eléa, ceci est mon dernier appel. Avant la fin de la nuit, l’Abri sera fermé, avec ou sans vous.
Puis ce fut le silence.
— Je suis à Païkan, dit Eléa d’une voix basse, grave.
Elle se pendit à son cou.
Il mit ses bras autour d’elle, la souleva et la coucha sur la molle couche de l’herbe, parmi les bêtes. Elles s’écartèrent et firent un cercle autour d’eux. Il en arrivait d’autres de la forêt, tous les chevaux blancs, les chevaux bleus, et les chevaux noirs, plus petits, qu’on ne voyait même pas sous la lune. Et les lentes tortues sortaient de l’eau pour les rejoindre. La lumière des horizons palpitait autour d’eux aux extrémités du monde. Ils étaient seuls au milieu du rempart vivant des bêtes qui les protégeaient et qu’ils rassuraient. Il glissa sa main sous la bande qui couvrait la poitrine d’Eléa et fit fleurir un sein entre deux boucles. Il posa sur lui sa paume arrondie et le caressa avec un gémissement de bonheur, d’amour, de respect, d’admiration, de tendresse, avec une reconnaissance infinie envers la vie qui avait créé tant de beauté parfaite et la lui avait donnée pour qu’il sût qu’elle était belle.
El maintenant, c’était la dernière fois.
Il posa sur lui sa bouche entrouverte et sentit la douce pointe devenir ferme entre ses lèvres.
— Je suis à toi... murmura Eléa.
Il délivra l’autre sein et le serra tendrement, puis défit le vêtement de hanches. Sa main coula le long des hanches, le long des cuisses, et toutes les pentes la ramenaient au même point, à la pointe de la courte forêt d’or, à la naissance de la vallée fermée.
Eléa résistait au désir de s’ouvrir. C’était la dernière fois. Il fallait éterniser chaque impatience et chaque délivrance. Elle s’entrouvrit juste pour laisser la place à la main de se glisser, de chercher, de trouver, à la pointe de la pointe et de la vallée, au confluent de toutes les pentes, protégé, caché, couvert, ah !... découvert ! le centre brûlant de ses joies.
Elle gémit et posa à son tour ses mains sur Païkan.
L’horizon gronda. Une lueur verte fit un troupeau vert du troupeau des chevaux blancs, qui dansaient sur place, effrayés.
Eléa ne voyait plus rien. Païkan voyait Eléa, la regardait de ses yeux, de ses mains, de ses lèvres, s’emplissait la tête de sa chair et de sa beauté et de la joie qui la parcourait, la faisait frémir, lui arrachait des soupirs et des cris. Elle cessa de le caresser. Ses mains sans forces tombèrent de lui. Les yeux clos, les bras perdus, elle ne pesait plus, ne pensait plus, elle était l’herbe et le lac et le ciel, elle était un fleuve et un soleil de joie. Mais ce n’étaient encore que les vagues avant la vague unique, la grande route lumineuse multiple vers l’unique sommet, le merveilleux chemin qu’elle n’avait jamais si longuement parcouru, qu’il dessinait et redessinait de ses mains et de ses lèvres sur tous les trésors qu’elle lui donnait. Et il regrettait de n’avoir pas plus de mains, plus de lèvres pour lui faire partout plus de joies à la fois. Et il la remerciait dans son cœur d’être si belle et si heureuse.
D’un seul coup, le ciel tout entier devint rouge. Le troupeau rouge des chevaux partit au galop vers la forêt.
Eléa brûlait. Haletante, impatiente, ce n’était plus possible, elle prit dans ses mains la tête de Païkan aux doux cheveux couleur de blé qu’elle ne voyait pas, qu’elle ne pouvait plus voir, la ramena vers elle, sa bouche sur sa bouche, puis ses mains redescendirent et prirent l’arbre aimé, l’arbre proposé, approché et refusé, et le conduisirent vers sa vallée ouverte jusqu’à l’âme. Quand il entra, elle râla, mourut, fondit, se répandit sur les bois, sur les lacs, sur la chair de la terre. Mais il était en elle – Païkan –, il la rappelait autour de lui, à longs appels puissants qui la ramenaient des bouts du monde – Païkan –, la rappelaient, l’attiraient, la rassemblaient, la condensaient, la durcissaient, la pressaient jusqu’à ce que le milieu de son ventre percé de flammes – Païkan ! – éclatât en une joie prodigieuse, indicible, intolérable, divine, bien-aimée, brûlant, jusqu’à l’extrémité de la moindre parcelle, son corps, qui la dépassait.
Leurs deux visages apaisés reposaient l’un contre l’autre. Celui d’Eléa était tourné vers le ciel rouge. Celui de Païkan baignait dans l’herbe fraîche. Il ne voulait pas encore se retirer d’elle. C’était la dernière fois. Il pesait sur elle juste assez pour la toucher et la sentir tout le long de sa peau. Quand il la quitterait, ce serait pour toujours. Il n’y avait plus de lendemain. Rien ne recommencerait. Il faillit se laissa emporter par le désespoir et se mettre à hurler contre l’absurde, l’atroce, l’insupportable séparation. La pensée de sa mort proche l’apaisa.
Une lourde détonation fit trembler le sol. Une partie de la forêt s’embrasa d’un seul coup. Païkan leva la tête et regarda, dans la lumière dansante, le visage d’Eléa. Il était baigné de la grande douceur, la grande paix que connaissent après l’amour les femmes qui l’ont reçu et donné dans sa plénitude. Elle reposait sur l’herbe de tout son corps entièrement détendu. Elle respirait à peine. Elle était au-delà de la veille et du sommeil. Elle était bien partout, et elle le savait. Sans ouvrir les yeux, elle demanda très doucement :
— Tu me regardes ?
Il répondit :
— Tu es belle...
Lentement, la bouche et les yeux clos devinrent un sourire.
Le ciel palpita et se fendit. Dans un hurlement, une nuée de soldats énisors à demi nus, peints en rouge, à cheval sur leurs sièges de fer, surgit dans les hauteurs de la nuit enflammée, et coula en oblique, par-dessus le lac, vers la Bouche. De toutes les cheminées, les armes de défense tirèrent. L’armée aérienne fut ravagée, dispersée, rasée, renvoyée vers les étoiles en milliers de cadavres disloqués qui retombaient dans le lac et dans la forêt. Les bêtes couraient dans tous les sens, se jetaient à l’eau, en ressortaient, tournaient autour du couple en dansant d’affolement. Une série d’explosions effrayantes souleva la forêt incendiée et la projeta partout. Une branche torche tomba sur une biche qui fit un bond fantastique et plongea. Les chevaux en feu galopaient et ruaient. Du ciel, une nouvelle armée descendait en hurlant.
Païkan voulut s’enlever d’Eléa. Elle le retint. Elle ouvrit les yeux. Elle le regarda. Elle était heureuse.
— Nous allons mourir ensemble, dit-elle.
Il glissa sa main dans l’arme abandonnée sur l’herbe, se retira, et se dressa. Elle eut le temps de voir l’arme braquée sur elle. Elle cria :
— Toi !
— Tu vas vivre, dit-il.
Il tira.